Le travail de Valentin Martre s’ancre dans les objets qui composent nos lieux, qu’ils soient quotidiens et intimes — un coussin griffé, un cactus, une abeille — ou industriels et normatifs, comme le béton, le plâtre ou des filtres optiques. Collectés, moulés, transformés, ces éléments deviennent la matière première d’expérimentations où se croisent observation sensible, bricolage et réflexion critique. Ses sculptures et installations ne hiérarchisent pas le banal et le spectaculaire : elles les mettent en relation pour faire émerger de nouveaux récits.
Une constante de sa démarche est le jeu d’échelles entre micro et macro. Le détail le plus infime — une trace, un rebus, un fragment — résonne avec des phénomènes fondamentaux tels que la lumière, le magnétisme ou la gravité. Dans cette tension, ses œuvres déplacent le quotidien vers le cosmique, l’intime vers l’universel, et révèlent combien nos environnements portent en eux les traces des forces qui les traversent.
Son travail repose sur une pratique de collecte et de réemploi qui conjugue techniques anciennes et procédés contemporains. Moulage, cuisson ou tissage côtoient l’usage de matériaux issus de l’industrie ou de la technologie. Ce mélange rappelle la continuité entre savoir-faire artisanaux et outils modernes, tout en inscrivant son geste dans une longue histoire des transformations de la matière. Cette approche rejoint ce que Claude Lévi-Strauss décrivait comme le « bricolage » : construire du neuf à partir de fragments hétérogènes. Les œuvres de Valentin Martre relient des éléments parfois éloignés pour créer de nouvelles correspondances, révélant la puissance analogique des rapprochements inattendus.
Ce tissage d’éléments disparates trouve aussi un écho dans la pensée complexe d’Edgar Morin, qui appelle à « relier ce qui est séparé ». Les installations de Valentin Martre ne cherchent pas à simplifier le réel mais à en faire apparaître l’entrelacement : l’ordinaire et le monumental, le vivant et l’artificiel, le local et le planétaire s’y croisent et se répondent.
Ses œuvres sont souvent conçues in situ, en dialogue direct avec les espaces d’exposition. Une canalisation de béton fragile, un circuit d’eau ou un tissage de filtres optiques prolongent ou détournent l’architecture, révélant la dimension mouvante et instable des lieux que nous habitons. Ces dispositifs mettent en évidence que nos environnements ne sont jamais neutres : ils sont traversés par des flux matériels, symboliques et politiques.
En filigrane, cette recherche sur la transformation de la matière renvoie à l’Anthropocène. Rebuts industriels, matériaux fragiles ou recomposés portent les marques d’une époque où l’action humaine reconfigure durablement les cycles naturels. Sans posture démonstrative, ses œuvres révèlent ces traces : chaque objet collecté ou transformé devient le témoin sensible de cette condition planétaire.
Les sculptures et installations de Valentin Martre s’offrent ainsi comme des fictions matérielles ouvertes. Elles associent l’ordinaire et le fondamental, l’artisanal et l’industriel, l’intime et le cosmique. Par ce biais, elles invitent à repenser nos relations au monde, à reconnaître les liens inattendus entre éléments éloignés et à accepter la complexité comme horizon. Dans un temps marqué par les bouleversements de l’Anthropocène, son travail ouvre un espace de méditation sensible et poétique où la matière raconte sa propre mémoire en devenir.
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«Fruits d’expérimentations renouvelées, les œuvres de Valentin Martre sont autant de sujets d’une fiction ouverte, constamment en cours d’écriture. Valentin Martre crée des chimères, des assemblages hybrides qui racontent les changements d’états, dans un monde où se mêlent souvent très intimement les matières dites « naturelles » et « artificielles », à l’image des métaux et terres rares omniprésent·e·s dans nos outils numériques quotidiens. […]
Résolument ouvertes, les œuvres évoquent la pensée complexe d’Edgar Morin et la notion de transdisciplinarité : elles racontent un monde où la supposée dualité entre deux pôles est balayée par l’idée que tout s’influence sans cesse.»
Leïla Couradin, 2023 (extrait)
Valentin Martre est né en 1993 à Carcassonne, il est titulaire d’un DNSEP de l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes (ESBAN) obtenu en 2017. Il vit et travaille à Marseille où il fait partie de l’atelier MAD MARX.
Pour sa troisième exposition personnelle en France, Valentin Martre propose un ensemble de pièces qui semble vouloir mettre à distance le réel avec des gestes de voilage, de dévoilement, d’imitation et de multiplication. L’artiste divise et multiplie. Il use de la déconstruction et du démontage (division) et du moulage/ tirage (multiplication) comme autant de boutures du réel. Valentin Martre part de l’objet manufacturé, industriel ou naturel pour obtenir ses sculptures et installations. Cependant, il n’envisage son activité artistique ni comme un miroir, ni comme un écho du monde qui nous entoure, mais bien comme une partie intégrante, inhérente à celui-ci. Son travail ne souhaite pas s’abstraire telle une utopie, il pourrait être au contraire une endoscopie réalisée dans les entrailles du monde des objets, des matériaux, de la flore et de la faune. Dans Écosystème, faune et flore se dorent et servent à conduire l’électricité. Ce qui n’était plus vivant redevient vecteur d’une énergie électrique, la même qui inonde notre monde technologique.
Pour Plaque de gypse, il réalise des recherches sur le procédé de fabrication de ce type de plaque en plâtre, puis décide de reproduire chacune des étapes par le prisme de l’artisanat. Il part en quête du gypse (la roche qui sert de matière première à la fabrication du plâtre) qu’ensuite il concasse et cuit. Il ajoute ensuite de l’eau et obtient alors tout ce qui est nécessaire pour couler une plaque de plâtre. Ce qui
relevait du procédé industriel et à grande échelle redevient alors un objet fait à la main. C’est aussi une manière de déconstruire le réel de l’architecture, de retirer l’épiderme de ce qui constitue une très grande part de nos parois et se réapproprier quelque chose de déshumanisé et normatif.
La métaphore du dé, déjà bien présente dans l’histoire de l’art, est ici rejouée dans Pavage avec des moulages de dés dont les chiffres et les nombres perdent leur lisibilité. Ils ne sont alors plus que des formes géométriques qui ne s’organisent que par le hasard de leur placement en tas, évoquant une sorte d’organisation d’un ensemble de molécules. Ainsi, Valentin Martre retire les notions de scores et de résultats, notions si chères à nos sociétés et à nos organisations.
Dans l’œuvre Transfert un tirage en plâtre d’une branche se voit octroyer la capacité de conduire l’électricité grâce à l’insertion d’un câble de cuivre, l’artiste teint ce même plâtre dans la masse pour lui prêter un caractère minéral. Cela vient, entre autre, de l’étude des communications entre les arbres qui sont capables d’envoyer des impulsions électriques servant de signaux. Une fois de plus, l’artiste propose des œuvres issues de quêtes physiques et théoriques, mettant en lumière des phénomènes matériels où toute entité est capable de se lier à une autre.
Diego Bustamante 2023
Texte de Diego Bustamante pour l’exposition Bourdonnement à la galerie de la Scep
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Fruits d’expérimentations renouvelées, les œuvres de Valentin Martre sont autant de sujets d’une fiction ouverte, constamment en cours d’écriture. Valentin Martre crée des chimères, des assemblages hybrides qui racontent les changements d’états, dans un monde où se mêlent souvent très intimement les matières dites « naturelles » et « artificielles », à l’image des métaux et terres rares omniprésent·e·s dans nos outils numériques quotidiens. Aussi, invité par Voyons Voir pour une résidence au Chantier Naval Borg, l’artiste a d’abord collecté patiemment, sur la plage attenante, des bois flottés, des coquillages nacrés et des rébus synthétiques aux reflets irisés. Ces matériaux, que l’artiste aime tordre sans distinction, autant physiquement que métaphoriquement, ont ensuite rencontré les techniques traditionnelles de restauration des navires, observées pendant sa résidence. Pourtant, tout est étrange et rien n’est vraiment utilisable. Différentes essences de bois sont assemblées en une étrave non polie qui ferait chavirer le navire, quand la corde en chanvre du marin, lasse de n’être utilisée, fusionne avec une myriade de coquillages désertés. Ailleurs, entre l’objet et le vivant, refermée comme un bivalve, une forme curviligne évoquant une coque de bateau en équilibre à la gîte laisse apparaître à travers sa peau translucide, en mastic polyester, les membrures de son squelette. Faisant face à son double fonctionnel, cet animal échoué, rappelant les monstres des romans d’anticipation, atteste de l’intérêt de Valentin Martre pour le fantastique et pour l’archéologie. Nourrit par les formes et matières rencontrées dans le chantier, c’est de son imaginaire qu’est née cette sculpture-chrysalide, d’abord dessinée et modélisée en 3D avant d’être fabriquée avec les savoir-faire et outils disponibles sur place. À la manière des frelons qui font leurs nids, agglomérant méthodiquement la sciure de différents arbres, ou des artisans qui courbent patiemment les bordés, Valentin Martre assemble, transforme et contorsionne les matériaux et leurs sens. Résolument ouvertes, les œuvres évoquent la pensée complexe d’Edgar Morin et la notion de transdisciplinarité : elles racontent un monde où la supposée dualité entre deux pôles est balayée par l’idée que tout s’influence sans cesse.
Texte de Leïla Couradin pour la résidence au chantier Naval Borg
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Valentin Martre FRAC OM
Valentin Martre, Tout se transforme ou se déforme, même l’informe.
par Karin Schlageter
Une paire d’yeux vifs et alertes farfouille dans le paysage. Elle erre du regard, mais elle n’est pas perdue. Ce regard scanne la ville pour y déceler ce qui a de la valeur pour lui. Il s’accroche aux menus détails. C’est le genre de regard acéré capable de distinguer chaque gravillon de son voisin, la singularité de chaque brin d’herbe. Ces yeux, en fait, ce sont des mains. Qui palpent le réel, caressent le velours d’une autre peau, et qui tressaillent en sentant le grain sous la pulpe des doigts. Toucher avec les yeux.
Ces yeux-là donc, glanent des petits bouts de monde. Ils ordonnent aux mains, qui à leur tour se saisissent de ces riens, et les fourrent au fond des fouilles : filet de protection d’échafaudage, circuit imprimé d’appareil électronique, de la limaille, la dépouille d’un insecte. À la fin de la journée, le glaneur retourne ses poches et étale leur contenu devant lui. Il contemple le trésor amassé de tous ces riens qui n’en sont pas.
Vient ensuite la stase d’un moment suspendu, le moment où ça se fige, et où les yeux s’abîment dans la contemplation de ces objets. Autre rythme, autre chorégraphie. La paire d’yeux qui s’est arrêtée sur un objet, le fouille désormais du regard, à fond, jusqu’au fond. Hypnotisés comme par une vision fractale, les yeux se plongent dans un vortex scopique. Le temps et l’espace semblent distordus et le regard plonge dans une dimension parallèle, une brèche que la sculpture vient ouvrir dans notre perception du réel.
Nos yeux regardent ce que les yeux de Valentin Martre ont vu et ce que ses mains ont manigancé, bricolé et agencé. Au premier abord, des formes familières et des objets reconnaissables dans lesquels s’imbriquent d’autres formes, d’autres objets. La vue en coupe est récurrente. L’espace est polarisé, magnétique. La matière bavarde fait démonstration de sa versatilité, de sa capacité à se métamorphoser.
L’intervention d’une main humaine sur ces artefacts est toujours tangible. Ils semblent être le lieu où vient s’assouvir une curiosité, un désir irrépressible de percer à jour, de disséquer, pour tenter de comprendre « comment ça marche ». La tranche, la séparation et la classification sont des gestes qui irriguent l’Histoire des Sciences Naturelles, régissent l’esprit du Musée, et disent en sous-texte l’exploitation des ressources naturelles, la domination de l’humain sur le non-humain.
Dans le vocabulaire formel déployé par Valentin Martre, il y a quelque chose qui cloche, il y a « un truc » qui nous fait brutalement dézoomer et prendre du recul. On trébuche sur cet univers quasi-scientifique et policé. À bien y regarder, nous sommes face à des trucages, des inventions. Valentin Martre trafique le réel, il fausse les données et nous invite à mettre en doute l’organisation scientifique du monde qui nous est tant familière. Ces œuvres qui hybrident le biologique au technologique, le « naturel » au culturel, nous enjoignent à penser un nouveau paradigme, à renégocier notre place dans le monde, en collaboration avec les éléments qui nous entourent et dont nous faisons partie.
Texte de Karin Schlageter pour l’exposition Bilan Plasma au Frac OM